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Association québécoise des critiques de cinéma

Histoire de la critique au Québec par Yves Lever

À l'occasion de notre quarantième anniversaire et dans le cadre de la tenue d'une table ronde sur la critique qui aura lieu le samedi 7 décembre à la Cinémathèque québécoise, nous avons pensé utile de retranscrire plusieurs des textes publiés en 1990 par  l'Association québécoise des critiques de cinéma, dans un fascicule intitulé La critique et le cinéma au Québec. Nous commençons par un texte du critique et historien Yves Lever faisant un retour sur les faits saillants ayant jalonnés l'histoire de la critique cinématographique au Québec.

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L'histoire de la critique au Québec: des "années folles" à l'éclatement

par Yves Lever

Résumer en quelques pages l'histoire de la critique au Québec tient de l'impossible. Je n'en mentionnerai ici que les grandes articulations, renvoyant le lecteur aux quelques écrits qui ont déjà fourni quelques interprétations et des nomenclatures complètes de revues 1.

L'histoire de la critique proprement dite commence avec la parution de Découpages, "cahiers d'éducation cinématographique" accompagnant les premiers ciné-clubs en 1950. Auparavant, les quotidiens avaient depuis longtemps présenté des résumés de films avec un jugement sur l'interprétation et sur l'intérêt du récit; quelques revues promotionnelles avaient longuement raconté tout ce qui touche les vedettes du star system; les revues cléricales combattant le cinéma avaient développé ce qu'on peut appeler une "filmologie de propagande", qui s'efforçait surtout de trouver, dans l'analyse du processus même de l'activité spectatorielle des arguments pour bannir le nouveau mode de divertissement. Avec Découpages, de jeunes et ardents cinéphiles qui s'appellent Michel Brault, Fernand Cadieux, Jacques Giraldeau, Pierre Juneau, Gilles Sainte-Marie, Claude Sylvestre, Marc Lalonde, etc., expriment davantage une passion pour le cinéma qu'un profond désir d'analyse, mais une tradition critique débute. Elle se poursuit, à partir de 1955, avec lmages ou l'on retrouve quelques-uns des ci-haut nommés en compagnie d'Arthur Lamothe, Rock Demers, Guy Joussemet, etc., et, pour la génération plus jeune des ciné-clubs scolaires, Séquences, fondée par Jean-Marie Poitevin de la Commission des ciné-clubs du Centre catholique du cinéma de Montréal (aujourd'hui l'Office des communications sociales) et dirigée depuis 1956, de façon presque continue, par Léo Bonneville. Dans les deux revues, les cinémas d'auteur et de répertoire, particulièrement le néo-réalisme italien, ont la cote.

lmages ne publie que quatre numéros, mais son esprit est repris par Objectif que fondent Robert Daudelin et Michel Patenaude, en 1960, et qui disparait en 1967, après 39 numéros. Jacques Lamoureux fait le "pont" entre les deux revues, et Objectif récupère par ailleurs quelques jeunes rédacteurs ayant fait leurs premières armes dans Séquences (surtout Jean Pierre Lefebvre). Des positions radicalement opposées séparent bientôt Séquences et Objectif sur la question de la censure et sur la sensibilité aux faits religieux - et cela colorera bien des articles - mais sur le cinéma lui-même, la critique ne diffère pas tellement : les deux revues admirent avant tout le cinéma d'auteur, la Nouvelle Vague française, les jeunes cinéastes de l'Europe de l'Est. Au sujet du cinéma "canadien", comme on dit à l'époque, aucune divergence radicale non plus : on connaît le célèbre jugement de Denys Arcand dans le numéro spécial de Parti pris d'avril 1964 : Le cinéaste n'est aidé par personne et surtout pas par les critiques (La revue Objectif surtout). La parenthèse renvoie surtout à des opinions acerbes de Jean Pierre Lefebvre au sujet de l'ONF, et l'ensemble de la phrase semble un peu trop sévère. Mais cela s'explique par le fait que les films québécois, même les longs métrages, ne suscitent que peu l'intérêt des revues. Ou bien elles les ignorent (une trentaine de courts métrages seulement sur environ deux cents, sensiblement les mêmes dans les deux publications, se méritent une courte critique ou des mentions significatives dans des articles synthétiques) ou bien elles leur appliquent une critique esthétique au moins aussi sévère qu'envers le cinéma étranger. Les deux équipes louent presque sans réserves le travail de Carle, de Groulx et de Lamothe, les courts métrages de Patry, de Perron et de Côté; elles n'apprécient guère Seul ou avec d'autres, Pour la suite du monde, Trouble-fête et les autres longs métrages de Patry. Séquences est seule à dire quelques bons mots de Jutra et d'À tout prendre et ignore les films de Lefebvre et de Leduc, tandis qu'Objectif s'intéresse à Garceau, Portugais et Godbout. Chez l'une comme chez l'autre, le cinéma direct n'est que tardivement reconnu comme esthétique nouvelle et significative.

À cette même époque, les quotidiens se mettent de la partie, se font plus professionnels et présentent à peu près les mêmes enthousiasmes et les mêmes réticences. Le jugement d'Arcand s'applique toutefois plus justement à eux qu'aux revues, surtout en ce qui concerne le court métrage dont ils ne constatent l'existence qu'au moment du Festival du cinéma canadien. Les revues culturelles ou d'intérêt général (Liberté, Parti pris, Vie des arts, Maintenant, Culture vivante, Sept jours) s'intéressent aussi de plus en plus au cinéma et lui consacrent des dossiers importants. Toute cette littérature où se mêlent critiques de films, manifestes d'associations, informations générales, interviews de créateurs, etc., continue à donner une grande visibilité à l'activité cinématographique. La décennie 70 est marquée avant tout par Cinéma Québec. Son premier comité de rédaction comprend Jean-Pierre Tadros, Richard Gay, Jean Chabot, André Leroux et Roger Frappier; Carol Faucher, Francine Laurendeau, Michel Euvrard et Yves Lever feront aussi partie des comités de rédaction successifs. Michel Brûlé, Jean Leduc, André Pâquet, Pierre Demers, Jean Pierre Lefebvre, Claude R. Blouin en sont les principaux collaborateurs et des dizaines d'autres (même Patrick Straram et André Roy, les derniers temps) y publient un ou quelques articles; c'est dire l'éventail idéologique de la revue! Réal La Rochelle la qualifie, assez justement, de "sociale-démocrate nationaliste" 2. En cette idéologie de base comme en ses choix de films et d'auteurs, Cinéma Québec se trouve en bonne symbiose avec les secteurs les plus dynamiques de la création. Or y trouve aussi la plus grande partie de l'information pertinente à la période, de grands dossiers sur les jeunes cinémas nationaux ou alternatifs, une critique qui prend résolument parti, de même que beaucoup de textes sur des courts métrages.

A côté de Cinéma Québec, qui sort mensuellement pendant environ cinq ans, Séquences fait piètre figure, même si elle est devenue indépendante et s'est convertie franchement au cinéma québécois avec son interview d'un créateur dans chaque parution et sa couverture systématique des longs métrages locaux (au moins les fictions). Les ciné-clubs étant à toutes fins utiles disparus, elle se cherche à la fois un nouveau public et une nouvelle écriture critique. Elle ne les trouvera en fait que dans les années 80, avec l'ajout de jeunes collaborateurs à côté des trois piliers, Bonneville, Bérubé et Beaulieu, avec un plus large éventail de chroniques et un changement de format. Parallèlement, une critique marxiste radicale tente une percée avec Champ libre qu'animent surtout Yvan Patry et Dominique Noguez (quatre numéros) er avec Cinécrits (quatre numéros) rédigée par des professeurs et étudiants de l'Université Laval. Les revues militantes Stratégie et Chroniques offrent une réflexion sur le cinéma selon les mêmes critères idéologiques. Pour l'information "neutre", (événements significatifs, prix, nouvelles de la production, annuaires), la Cinémathèque québécoise publie Nouveau cinéma canadien jusqu'en 1978 et lui substitue ensuite, avec sensiblement le même objectif, Copie zéro, qui en 1989, se transforme en bimestriel, la Revue de la Cinémathèque.

La décennie 70 peut être considérée comme l'âge d'or de la critique dans la presse à grand tirage. Dans les quotidiens, Luc Perreault et Serge Dussault à La Presse, Claude Daigneault au Soleil, Jean-Pierre Tadros et Francine Laurendeau au Devoir y connaissent leurs meilleures années, et leurs textes écrivent une bonne partie de l'histoire du cinéma de l'époque. L'hebdomadaire Québec-Presse, avec Carol Faucher et Robert Lévesque, et le mensuel Actualité s'inscrivent dans cette mouvance. Avec leur tirage limité mais des lecteurs vivement intéressés, les revues culturelles propagent la rumeur cinématographique chez les publics "non convertis", (les Maintenant et Relations, Temps fou et La vie en rose, Hobo Québec, etc.).

Avec les années 80, l'information cinématographique devient pléthorique. Si l'on en croit la liste des détenteurs de cartes de presse au Festival des films du monde (qui doivent tous publier au moins quatre articles l'an), chaque petite revue et chaque feuille de chou a son chroniqueur ou critique, sans compter les quotidiens traditionnels. Dans les médias électroniques, sauf pour deux ou trois exceptions, l'amateurisme règne quand ce n'est pas l'exaspérante manie de se mettre en spectacle en se servant du cinéma; le cas de la majorité des films y est réglé en 30 secondes et cinq superlatifs ou avec un bref commentaire de la bande annonce; aucun des grands réseaux de télévision ou de radio ne remplit correctement on rôle d'informateur.

À côté de Copie zéro, qui publie surtout des monographies et des annuaires, Séquences prend un nouveau souffle, 24 images démarre modestement mais termine la décennie en force, Ciné-Bulles se cherche un créneau et des lecteurs en dehors de l'Association des cinémas parallèles qui lui a donné naissance en 1985. En cinq ans et quarante-huit numéros, Format cinéma donne une voix à des gens du milieu du cinéma surtout (Leduc, Lefebvre, Théberge, Hébert, etc.), mission que vient de reprendre, avec beaucoup plus de moyens et d'ampleur, Lumières que publie l'Association des réalisateurs et réalisatrices.

Une tentative de mensuel, le luxueux mais insignifiant Ticket de René Homier-Roy, n'a pas réussi à s'imposer en 16 numéros; faut-il souhaiter une meilleure chance au modeste L'incontournable que vient de lancer Ghila Benesry Sroka et qui ne m'apparaît pas encore mériter son nom?

Pour fournir de la copie à toutes ces publications, une nouvelle génération de critiques a récemment émergé (les Racine, Coulombe, Jean, Martineau, Loiselle, Grugeau, Boulad, Fourlanty...) à côté de celle qui s'enorgueillit d'avoir fondé l'AQCC il y aura bientôt vingt ans (les Marsolais, Lévesque, Perreault, Euvrard, Laurendeau, Roy, Gay, Lever...).

Il faut signaler aussi l'édition de plus en plus nombreuse - et de bonne qualité - d'études consacrées au cinéma, celui d'ici et d'ailleurs. Malgré cette surabondance, le chercheur ou le cinéphile reste sur sa faim dès qu'il a besoin d'information sur des films dits "moins importants", sur les courts et moyens métrages documentaires, surtout si leurs créateurs ne savent pas se mettre en vedette. Qui, par exemple, en dehors de brèves mentions dans de larges dossiers ou des reportages, a parlé des films de Francine Prévost, Nicole Chicoine, Jean-Thomas Bédard, Jean-Louis Frund, des séries sur les jeunes ou sur la bioéthique. Même dans les revues de cinéma, les courts métrages n'ont pas encore accédé au statut de "vrais" films, ce que déplorent surtout les jeunes créateurs qui préféreraient la descente en flammes à ce silence et qui aimeraient bien quelques lignes à côté des dizaines de pages consacrées à Arcand.

Autre point faible, la critique de la littérature consacrée au cinéma apparaît d'une désolante pauvreté : quelques lignes consacrées à chaque ouvrage et qui banalisent tout; la quantité y est préférée à la rigueur d'analyse. Il fut un temps où la critique cognait fort dans ce type d'écrit : elle manque aujourd'hui de vigueur. On pourrait y voir un des signes de la difficulté de la critique québécoise à s'autocritiquer et à questionner sa pertinence; un autre signe étant que les revues évitent soigneusement toute polémique les unes avec les autres.

Qui, pourtant, ne juge pas sévèrement telle revue ou ne souhaite même sa disparition?

Qui n'affirme pas la nécessité d'un regroupement pour éviter l'éparpillement des subventions et assurer de meilleurs moyens à une ou deux revues tout au plus?

Voilà un débat qu'il serait assez amusant de voir tenir publiquement.

Y.L.

Yves Lever, critique à Relations, est l'auteur d'une Histoire générale du cinéma au Québec (Boréal, 1988).

Notes

  1. Voir l'article "Revues", par Réal La Rochelle, dans le Dictionnaire du cinéma québécois de Coulombe et Jean; une liste complète des revues de cinéma depuis 1955 jusqu'en 1988, établie par Pierre Pageau, accompagne cet article. Les sections "critique", de mon Histoire générale du cinéma au Québec fournissent des listes, à peu près exhaustives, non seulement des revues de cinéma, mais aussi de tous les autres lieux de critique. Dans Littérature québécoise et cinéma, numéro spécial de la Revue d'histoire littéraire du Québec et du Canada français (1986), coordonné par Laurent Maillot et Benoît Melançon, j'ai aussi dressé une histoire interprétative de la critique. Pour une histoire polémique de ce qui a précédé 1964, on lira avec intérêt l'article de Jean Pierre Lefebvre "Les années folles de la critique" dans Objectif, no 29-30, octobre-novembre l964. On ne peut passer à côté non plus du dossier "politique", que Champ libre, no 2, novembre-décembre 1971, a consacré au sujet. De son côté, Pierre Véronneau fait un lien entre la critique et la censure dans Cinéma et sexualité, Actes du 7e colloque de l'Association québécoise des études cinématographiques (1988).
  2. "Revues", in Dictionnaire du cinéma québécois, p. 419

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Dépôt légal premier trimestre 1990
Bibliothèque Nationale du Québec
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Tous droits réservés pour tous pays
ISBN 2-9801780-0-4
 
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