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Association québécoise des critiques de cinéma

Le rôle du critique: un Stalker solitaire et vigilant par Gérard Grugeau

À l'occasion de notre quarantième anniversaire et dans le cadre de la tenue d'une table ronde sur la critique qui aura lieu le samedi 7 décembre à la Cinémathèque québécoise, nous avons pensé utile de retranscrire plusieurs des textes publiés en 1990 par  l'Association québécoise des critiques de cinéma, dans un fascicule intitulé La critique et le cinéma au Québec.

Nous poursuivons nos publications par un texte d’une rare clairvoyance signé Gérard Grugeau à propos de la fonction et du rôle dévolu au critique cinématographique.

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Le rôle du critique: un Stalker solitaire et vigilant

par Gérard Grugeau

Réévaluer le rôle de la critique que l'on dit en proie au doute existentiel en cette fin de siècle  placée sous le signe du consensus mou et de l'engourdissement de la pensée incite à se positionner d'emblée à contre-courant, c'est-à dire sur le terrain de l'effusion amoureuse préservée, de la réaffirmation d'un désir autonome face à l'objet cinématographique offert au regard vigilant du Stalker solitaire. PROFESSION : STALKER, ainsi va la critique entre le film et le spectateur, navigant telle La belle Nivernaise d'Epstein au gré d'un paysage cinématographique évanescent, en mal de nouvelles frontières à transgresser, de zones interdites à explorer, de chambres des désirs à investir. Œuvrant en amont de la rencontre avec les publics, la critique rassemble encore, semble-t-il, malgré la détérioration de sa condition, des professionnels passionnés qui, par l'acte stimulant de l'écriture ou l'envolée de la parole, invitent dans le sillage de Cocteau à « rêver sur l'instrument du rêve ». Même si le rêve a depuis longtemps perdu l'éclat de sa virginité à force de se consumer au fond des chambres obscures et s'il doit aujourd'hui réapprendre à faire saillie dans le réel pour continuer à susciter le plaisir du voyage.

Parler de la critique à l'orée des années 90, c'est dire en creux l'état du cinéma, son flux d'images indifférenciées, mais aussi la fougue de ses courants minoritaires et les défis exaltants de son ressourcement technologique, la refonte de ses structures de production, les conditions de sa mise en marché en tant que produit culturel, bref : c'est rendre compte de l'époque dans laquelle s'inscrivent les films. Mission dont se sont toujours acquittés avec célérité, aux heures glorieuses de la critique « militante » (les années 50, 60 et 70), les nombreux défenseurs de ce que Jean-Louis Bory appelait familièrement « le cinéma debout », soit un septième art qui n'hésitait pas à solliciter le regard actif du spectateur au risque de tous les inconforts intellectuels. Cinéma et critique, même combat! Déjà en 1964, ici au Québec, Jean-Pierre Lefebvre soulignait avec pertinence les liens d'interdépendance qui se tissent entre « la tradition créatrice » et « la tradition critique », l'une et l'autre se fécondant mutuellement au gré des soubresauts de la production et des enjeux de société. Mais qu'en est-il aujourd'hui alors qu'en l'espace d'une décennie tumultueuse, le paysage médiatique a connu une mutation sans précédent?

Plusieurs constats s'imposent pour mesurer l'étendue des bouleversements. En phase avec le formidable essor des médias électroniques qui tendent à occuper au maximum le terrain de l'information, une partie de la critique, au même titre que l'état ou la politique, s'est aujourd'hui faite spectacle, en sacrifiant au sacro-saint culte de la communication. Objectif : opération séduction tous azimuts auprès d'un public convié régulièrement à la grande messe des événements cinématographiques à coups de reportages promotionnels à peine déguisés, de spots publicitaires, de chiffres d’entrées tonitruants et autres petites étoiles appréciatives. Progressivement, le fast-food culturel s'est installé avec son cortège de produits uniformisés immanquablement qualifiés de chefs-d’œuvre, son conformisme lénifiant, son langage devenu langue de bois, mettant en scène l'illusion mensongère et l'hypertrophie du vide avec l’arrogance aigre qui sied si bien à certains esprits branchés. Signe des temps : la débauche audiovisuelle entourant les célébrations du 40e festival de Cannes en 1987 marqua à plus d'un titre l'apogée de cette ère du matraquage médiatique. Par voie de conséquence, face à la prolifération et à la fragmentation des images électroniques, face à la banalisation des discours et à la confusion des valeurs, le temps et l’espace du plaisir « de prolonger le plus loin possible (...) le choc de l'œuvre d'art », pour reprendre les termes d'André Bazin, se sont insidieusement contractés, réduisant par là-même la crédibilité et le champ d'action déjà restreint de la critique non impressionniste, c’est-à-dire une critique frondeuse, impure, davantage axée sur l'analyse, et naturellement plus encline à se mettre à l'écoute des créateurs et de leurs œuvres.

Vu dans une perspective internationale, le bilan de « l'état des lieux », affiche certes un lourd passif: baisse de la fréquentation des salles, cloisonnement des publics, rajeunissement du public dans son ensemble, masse volatile et sans mémoire faisant la part belle au cinéma dominant venu d'Amérique, appauvrissement ou quasi disparition du circuit « Art et essai » (dont les cinémas de répertoire ici), recyclage rapide et consommation à domicile des films (clubs vidéo, télévision payante), carrière de plus en plus brève des films sur les écrans, ne laissant plus vraiment le temps au bouche à oreille de faire son œuvre et menant inéluctablement à la ghettoïsation d'un cinéma d'auteur à l'étiquette souvent galvaudée et de plus en plus relégué par les systèmes de distribution et d'exploitation à la vitrine culturelle des festivals. Dans ce paysage métamorphosé, la critique semble livrer le combat de la dernière heure en se raccrochant au mirage d'un statut dont elle n'a en fait jamais véritablement joui, du moins de façon durable.

Si la critique d'humeur et purement informative s'est en grande partie diluée avec les années en épousant les contours d'un continent cinématographique en voie de standardisation, si la frange la plus aventureuse de la profession a pu à une certaine époque moins fébrile davantage prendre le temps d'accompagner le cinéma et mesurer son impact relatif auprès du public en contribuant à la sensibilisation de plusieurs générations de spectateurs, force est de constater que jamais l’impuissance de la fonction critique n'est apparue sous un jour aussi flagrant qu'aujourd'hui. Ce qui ne veut pas dire qu'il y a lieu de céder à la désillusion en joignant sa voix au ronron rassurant du show médiatrique [sic]. Aujourd'hui comme hier en période de crise, la résistance tranquille s'organise, le dialogue avec les créateurs se poursuit, les enjeux demeurent, et s'ils s'abordent en ces temps difficiles avec un enthousiasme empreint de gravité, sans doute faut-il y voir avant tout le signe d'une lucidité pleinement assumée.

Bien qu'il n'échappe pas à la mise en place d'un nouvel ordre des choses avec lequel il doit apprendre à composer pour survivre, tout en s'efforçant de préserver sa marge - seule garante de son identité menacée - (présence incontournable de la télévision dans le système de production, multiples contraintes du modèle industriel imposé par les institutions qui le subventionnent), le cinéma québécois aura puisé au cœur des années 80 un regain de vigueur qui lui aura permis dans sa diversité, non seulement de se réconcilier avec lui-même, mais aussi de rencontrer enfin son public, désespérément en quête d'un miroir. Cette toute jeune « maturité conquise à l’arraché » dans un contexte délicat de transition (voir l’analyse de Michel Beauchamp dans la revue 24 Images) aura été saluée et en quelque sorte portée dans un bel élan de synchronie par une partie de la critique, qui aura su jouer au mieux de ses moyens son rôle de pôle de référence auprès du public cinéphile.

Conclure à l’efficacité de la critique à partir de ce fragile état de grâce retrouvé serait bien sûr présomptueux, et son incidence sur le goût du public s'avère difficilement quantifiable. L’évaluation de cet impact, vraisemblablement peu significatif (à preuve, exemple parmi tant d'autres, l'échec commercial du remarquable Sonatine de Micheline Lanctôt par rapport au succès de Comment faire l’amour avec un nègre... de Jacques W. Benoît, bel exercice de marketing publicitaire) n'offre somme toute qu'un intérêt limité. Le public seul reste maître du jeu. Vaine - dérisoire diront certains - la critique l’est sans doute. Ce qui ne lui enlève rien de son principal et peut-être unique mérite : celui d'exister et de perpétuer la mémoire du cinéma, c'est-à-dire son passé, tout en accompagnant dans l’euphorie des mots un présent du plaisir esthétique marqué au sceau de l’infiniment singulier et déjà porteur des germes de l’avenir. Face à la complaisance et à la tiédeur de la publicité rédactionnelle, il appartient encore à la critique d'informer, d'analyser, de découvrir, de hiérarchiser, de dégager les principales lignes de force à l'œuvre dans le paysage mouvant d'un septième art à appréhender dans sa globalité, par-delà la compartimentation factice des nouvelles images qui le parasitent. Rôle que devrait remplir avec rigueur et humilité les revues de cinéma, lieux naturels et privilégiés d’un dialogue vivant et  ouvert avec les créateurs, derniers bastions du parti-pris et de l'esprit polémique, balayant du revers de la passion la sempiternelle rhétorique de la mort annoncée d’un art, que l’on ose encore croire apte à se ressourcer à l’utopie du futur.

G.Gr.

Gérard Grugeau est membre de la rédaction de la revue 24 Images.

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Dépôt légal premier trimestre 1990
Bibliothèque Nationale du Québec
Bibliothèque Nationale du Canada
©AQCC et les auteurs
Tous droits réservés pour tous pays
ISBN 2-9801780-0-4
 
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