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Association québécoise des critiques de cinéma

Hommage à Luc Perreault : Marguerite Duras et ses voix

Marguerite Duras et ses voix

par Luc PERREAULT

 


Photo : La Presse

 

INDIA SONG

de Marguerite Duras

APRÈS avoir fait salle comble pendant le Festival de la critique [NB : le Festival international du film de la critique québécoise-FIFCQ, organisé par l’AQCC] et après une seule semaine à l’affiche de L’Elysée, India Song vient d’être retiré, sans même qu’on ne tente l’expérience d’une salle plus petite. C’est malheureusement un sort qui échoit à quantité de films, même parmi les meilleurs, étant donné que l’exploitation cinématographique obéit prioritairement à des considérations d’ordre économique.

J’aimerais néanmoins ajouter quelques notes critiques concernant ce film qui inciteront peut-être quelques spectateurs éventuels à voir ce film éblouissant de Marguerite Duras si, d’aventure, un exploitant de salle courageux prenait le risque de lui redonner une nouvelle chance.

Si l’expression « mettre ses tripes sur la table » peut avoir un sens, ce sens, me semble-t-il, s’applique d’une façon particulièrement remarquable à propos d’India Song. De tous les films de Marguerite Duras, celui-ci m’apparaît pour le moment — davantage que le Camion et pour d’autres raisons — celui qui pousse le plus loin le sentiment de détresse qu’elle cherche à nous communiquer de même qu’il marque un aboutissement sur le plan de la recherche formelle.

Seize ans après Hiroshima mon amour (dont elle était l’auteur du scénario), Marguerite Duras reprend une démarche qu’un Renais du temps de l’Année dernière à Marienbad avait poussé très loin: tout en s’inspirant de l’exemple du nouveau roman, faire éclater le moule traditionnel du film français, repousser les limites narratives du cinéma en général, inviter en somme une nouvelle manière de dire les choses.

 

Dire les choses

Comment Marguerite Duras s’y prend-elle dans India Song pour « dire les choses »? D’abord en opérant une cassure radicale entre la bande son et la bande image. L’image montre un groupe de personnages confinés à l’intérieur des pièces et du jardin d’une vaste maison. On apprendra qu’il s’agit de l’ambassade de France à Calcutta (en réalité un vieux château désaffecté en banlieue de Paris). Les personnages, ce sont les membres du personnel de cette ambassade, l’ambassadeur lui-même mais surtout sa femme, Anne-Marie Stretter (Delphine Seyrig) qui se meurt d’amour et d’horreur parce qu’elle a vu la misère dans les traits d’une vieille mendiante et parce qu’elle a reconnu son semblable en la personne du vice-consul (Michel Lonsdale), amoureux d’elle mais devenu gênant pour l’ambassade parce qu’à Lahore, il tirait sur les lépreux enfermés et sur sa propre image reflétée par les miroirs.

Ce qui rend la lecture d’India Song difficile mais en même temps passionnante, c’est l’absence de dialogues. Tout au long du film, ce sont des voix que Marguerite Duras donne à entendre, voix qui s’étalent sur plusieurs niveaux narratifs. Elles sont de cinq sortes, nous explique la cinéaste.

« Un, les voix privilégiées, qui sont les voix des personnes dites “héros”, les protagonistes, si vous voulez — vice-consul, jeune attaché, Anne-Marie Stretter: ceux qui sont nommés, ceux qui sont là. Ces voix-là dans leur rapport avec l’ensemble sonore, sont exorbitées, comme en dehors du film, très fortes.

« Ensuite, vous avez les voix très claires: les voix sur les façades-bis: la voix de Forester, la voix du commentaire au passé.

« Puis les voix claires, qui sont les voix des invités, et qui ont un rapport avec le récit en cours.

« Et puis les voix dites perdues, enfouies, qui sont en général des voix qui parlent de l’Inde, de la difficulté de s’y acclimater, de la chaleur, de la sieste, etc. Il n’en surnage la plupart du temps que quelques mots. Les phrases sont complètement détruites.

« Et de même le cinquième genre de voix relève les ambiances. C’est-à-dire que j’ai demandé que, avec les micros étagés à des plans différents, tout le monde parle ensemble. C’est-à-dire qu’on ne peut absolument pas fragmenter les ambiances. Ce sont des blocs. Sur la mendiante, la guerre sino-japonaise, les vacances en Bretagne, etc. On entend des lambeaux de phrases, des mots “humidité, sieste, chaleur”, etc. »1

Ce concert de voix auxquelles s’ajoute la musique-thème du film contribue à créer cette espèce d’envoûtement auquel on ne peut pas s’empêcher de succomber si on a réussi à saisir la démarche poursuivie par Marguerite Duras et si on a réussi à mettre un peu d’ordre dans ce flot ininterrompu d’informations sonores.

 

Un cinéma renouvelé

Le paradoxe d’India Song vient de ce qu’il peut paraître fait d’artifices alors qu’une écoute attentive permet de comprendre à quel point Marguerite Duras y a investi en termes de sensibilité et d’intelligence.

C’est parce que ses personnages — Anne-Marie Stretter et le vice-consul — sont trop lucides qu’ils ne peuvent continuer à vivre dans cette ambassade où s’étale tout le luxe de l’Occident de 1937 (époque où Duras situe son action) pendant qu’à deux pas des gens meurent de faim.

Marguerite Duras a vécu son enfance en Indochine. Sa mère y était institutrice. La douleur dont elle parle dans India Song transpose, sur un mode dramatique, celle qu’elle a alors ressentie et qu’elle n’a pas cessé d’éprouver. Mais elle se refuse à décrire directement cette misère sur l’écran, démarche qu’elle considère en un sens démagogique. Anne-Marie Stretter vit cette misère et, à travers cette bourgeoise languissante, Marguerite Duras nous crie sa propre douleur.

Ce film qu’elle porte en elle depuis Hiroshima mon amour s’est imposé à elle dans sa forme actuelle au moment du tournage. « Tout le monde parlait dans ma tête, a-t-elle déclaré au cours d’une interview.1 Tout le monde me parlait d’Elle… Il a fallu couper, reléguer les voix qui arrivaient, les chasser, leur dire de partir, parce que ça aurait été un fatras, une brocante. »

Préparé de longue date à travers des récits et des films auxquelles elle imprimait sa marque très personnelle, India Song représente dans l’œuvre de Marguerite Duras une étape essentielle: ce film marque l’aboutissement de toute une recherche stylistique, recherche qui, loin d’être gratuite, puise son inspiration dans des souvenirs qui ont marqué sa personnalité et qui débouche aujourd’hui sur un cinéma différent, renouvelé.

On pourrait certes qualifier ce cinéma de féministe dans la mesure où seule probablement une femme pouvait trouver en elle de tels échos, une douleur aussi vive. Seule une femme pouvait proférer de tels cris. Dans un cinéma où la violence gratuite s’étale vulgairement à travers une production complètement dénuée de nécessité, ce premier cri paraît comme un exploit rare. Mais il ne s’agit pas simplement de succomber au charme envoûtant d’India Song: encore faudrait-il assimiler ce cri.

 

1 Entretien avec Marguerite Duras, in Cinéma 75, no 200, juillet-août 1975, pp. 102-116.

 

La Presse, samedi 17 septembre 1977, p. D25 (voir le PDF)
© La Presse, 1977

 

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