Association québécoise des critiques de cinéma
Photo : La Presse
Je parlerai davantage de l’ami que du critique. Luc et moi avions fréquenté le même collège à Joliette, mais, curieusement, c’est une fois établis à Montréal que nous nous sommes vraiment connus. C’était en septembre 1962. Il poursuivait à l’université des études en philosophie, je venais de m’inscrire à la faculté de lettres. Le hasard d’une rencontre dans la rue avait donné lieu à une sortie au cinéma — évidemment ! Sa passion pour le septième art brûlait déjà depuis longtemps. Durant les étés précédents, il avait fait ses premières armes de journaliste au Joliette Journal. De rencontre en rencontre et de film en film, nos liens d’amitié se formèrent peu à peu et prirent une coloration quelque peu familiale lorsqu’il tomba amoureux de ma cousine Lucille Beauchemin, dont il eut par la suite deux garçons, Maxime et Jérôme. Notre amitié dura jusqu’à sa mort. Luc était un ami fidèle. Secret, parfois bourru, mais d’une fidélité qui bravait le temps.
En fréquentant les cinémas en sa compagnie, j’ai appris, malgré mon naturel bavard et expansif, à garder pour moi mes réflexions et mes questions pendant la projection d’un film. Visionner un film était pour lui une occupation professionnelle, un acte sacré. Il me suffit de quelques vigoureux rappels à l’ordre pour le comprendre. Cependant, il était permis de rire quand c’était drôle… Il avait un rire silencieux qui faisait danser ses épaules, comme malgré lui.
À la sortie du cinéma, il m’était difficile de connaître son opinion sur le film que nous venions de voir — sauf dans le cas d’un insupportable navet. Il la réservait pour ses lecteurs de La Presse, qui fut pendant pendant près de quarante ans son seul employeur. Ce détail marque une époque.
Sa connaissance encyclopédique du cinéma lui avait gagné le respect de tous. Mais il n’y avait pas que le septième art pour remplir sa vie. Luc adorait voyager (son métier lui en fournissait souvent l’occasion), c’était un boulimique de littérature et il se plaisait beaucoup, lui, l’introverti, dans la compagnie des femmes.
Ce fut la passion du cinéma qui abrégea sans doute ses jours. Quelque part au printemps de 2006, Serge Losique, le président-fondateur du Festival des films du monde de Montréal, lui avait demandé de faire partie du jury et donc de visionner une énorme quantité de films, ce qui n’était pas pour déplaire à Luc, vous pensez bien. Or ses ennuis de santé avaient déjà débuté depuis quelque temps et, malgré les signaux de plus en plus pressants que lui envoyait son corps, il s’obstina à se rendre au bout de sa tâche. Le jour où il se présenta enfin à l’urgence, son état était devenu critique. Il ne put jamais se relever de sa maladie.
Je me rappelle avec émotion mon dernier repas chez lui. Je l’écoutais, sidéré, me faire calmement ses adieux. Il se savait condamné depuis quelque temps. Mourir à soixante-cinq ans, tout compte fait, lui semblait raisonnable. Bien sûr, il serait bien resté dix ou vingt ans de plus sur la planète, mais qui peut se vanter de voir tous ses désirs satisfaits? Et, posément, amicalement, il me donna quelques conseils, car ma vie venait de traverser une période de turbulence.
On avait installé un lit d’hôpital dans le salon de son appartement, car il voulait mourir chez lui. Une dizaine de personnes se succédaient à tour de rôle à son chevet. — « Ma garde rapprochée, » murmurait-il avec un sourire qui allait droit au cœur.
Dans la matinée du 12 août 2007, je vins lui faire ma visite quotidienne. Les yeux entrouverts, il semblait dormir. Cela me parut étrange. Une femme assise dans un coin me fit un vague signe de la main. Jérôme m’appela du fond de l’appartement et me donna les dernières nouvelles. La nuit avait été mauvaise. Lucille était partie à la pharmacie chercher des médicaments. Nous causions à voix basse lorsqu’un cri s’éleva dans le salon. La garde était penchée au-dessus de lui. Il venait de mourir. Ces yeux qui m’avaient intrigué, c’était la prunelle vitreuse d’un agonisant.
Je venais de perdre un ami. Et le Québec un grand intellectuel doublé d’un homme intègre et attachant.
Yves Beauchemin
7 août 2017
Yves Beauchemin
Écrivain
Né à Rouyn-Noranda, Yves Beauchemin est un écrivain phare de la littérature québécoise. Auteur des célèbres romans Le Matou (Prix du grand public du Salon du livre de Montréal, 1981), Juliette Pomerleau (finaliste au Prix Goncourt, Paris, 1989), Charles le téméraire et La Serveuse du Café Cherrier, il est membre de l’Académie des lettres du Québec. En 2011, il s’est vu décerner le prix Ludger-Duvernay, qui souligne la contribution exceptionnelle d’un écrivain au rayonnement du Québec. Dans Les Empocheurs, il s’amuse avec sa verve et son humour caractéristiques à railler la gourmandise pour l’argent et le pouvoir de certains de nos contemporains.
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