Association québécoise des critiques de cinéma
TOKYO - GA
La leçon d’Ozu
par Luc Perreault
Après avoir fait des films en Allemagne puis aux États-Unis, Wim Wenders se tourne cette fois vers le Japon. Lors d’un voyage qu’il effectuait dans ce pays, il a cherché à retrouver la trace de son cinéaste préféré, Yasujiro Ozu.
Mort en 1963, Ozu reste l’un des cinéastes japonais les plus méconnus qui soient. Quelques rares cinémathèques se risquent parfois timidement à projeter certains de ses 54 films. Pourtant, plusieurs historiens n’hésitent pas à le placer sur un pied d’égalité avec Mizoguchi. Du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, son œuvre a fait parcourir un pas de géant au cinéma japonais.
« Ses films, nous dit Wenders dans un commentaire débité en français, racontent toujours, avec des moyens réduits au minimum, les mêmes gens dans la même ville: Tokyo. Cette chronique qui s’étend sur une quarantaine d’années enregistre la métamorphose de la vie au Japon… »
On comprend en voyant Tokyo-Ga pourquoi Ozu n’a plus la faveur du public. Il utilisait des méthodes de tournage qui confinent à l’ascétisme. Même un Bresson paraîtrait souple et accommodant à ses côtés. Il n’employait, par exemple, qu’un seul objectif pour sa caméra, un « 50mm ». Il avait fini par éliminer complètement de ses films les travellings et les panoramiques. Sa caméra demeurait fixe. Elle était d’ailleurs toujours placée au ras du sol (à l’exception des plans rapprochés où on la relevait légèrement). Cette exigence obligeait le chef opérateur d’Ozu, Yuharu Atsuta, à s’accroupir sur un tatami — ce tapis natté japonais — pour pouvoir regarder dans le viseur une fois qu’Ozu eût lui-même réglé le cadre du plan à tourner.
La partie la plus émouvante du film porte précisément sur l’interview d’Atsuta. Très technique au début, elle prend à la fin un tour plus personnel. Celui qui fut d’abord le second puis le premier assistant-caméraman d’Ozu avant de devenir pendant vingt ans son caméraman attitré continue à lui témoigner, même après sa mort, une admiration sans borne. Cet homme, il l’a tellement aimé, qu’aujourd’hui encore il est incapable de retenir ses larmes en parlant de lui. Gêné, Wenders continue à le filmer pendant qu’il pleure jusqu’à ce que le vieux caméraman, insistant, le prie de le laisser seul.
Il est peu de sujets qu’aborde Wenders qui laissent indifférent. Tokyo-Ga n’a sans doute pas l’intensité dramatique de Paris, Texas. Mais, bien qu’il s’agisse d’un documentaire sur un sujet éculé — le sempiternel voyage au Japon —, on y sent tout de même un regard résolument personnel.
Deux regards en fait dans Tokyo-Ga se confrontent, celui d’Ozu et de Wenders. L’effort du second pour se conformer aux méthodes du premier l’amène même à troquer son objectif habituel pour un « 50mm » dans une séquence tournée dans une ruelle de Tokyo. En voyant le résultat, Wenders fait remarquer que cette image ne lui appartient pas. L’effort d’identification n’ira pas plus loin mais tout le monde aura compris que l’univers d’Ozu n’existe plus.
« Les films d’Ozu, précise le commentaire, parlent du lent déclin de la famille japonaise, et par là même, du déclin d’une identité nationale. Il le fait sans dénoncer ni mépriser le progrès et l’apparition de la culture occidentale ou américaine, mais plutôt en déplorant avec une nostalgie distanciée la perte qui a eu lieu simultanément. »
À l’instar de Paul Schrader qui dans Mishima est allé au Japon pour retrouver l’esprit du Japon traditionnel incarné dans l’œuvre de cet écrivain, Wenders recherche dans le Japon d’aujourd’hui la trace de cet esprit qui animait Ozu. Ce qu’il trouve pourrait décourager le plus nippophile. Le Japon s’est occidentalisé. On y fabrique aujourd’hui, constate amèrement Wenders, les téléviseurs destinés à diffuser à travers le monde entier des images conçues en Amérique.
Dès lors, il n’est pas surprenant de voir des jeunes garçons qui jouent au baseball dans un cimetière, pas plus qu’on est frappé à la vue de ces adolescents qui dansent sur des airs de rock dans un parc.
On pourrait reprocher à Wenders de chercher l’esprit d’Ozu là où lui-même n’allait pratiquement jamais, c’est-à-dire en extérieurs. Ce ne sont d’ailleurs pas ces images d’un Tokyo insolite qui intéressent le plus.
Cet aspect travelogue de Tokyo-Ga passe par un long exposé sur la fabrication des aliments en cire qui imitent à la perfection les vrais dans les vitrines des restaurants. Wenders est également fasciné par les salons de pachinko, ces jeux d’arcade où les Japonais de tous âges s’agglutinent et oublient momentanément la réalité ambiante. Il s’étonne qu’on pratique le golf d’une manière purement formelle, pour la beauté du mouvement, en oubliant l’objectif même de ce sport: faire pénétrer la balle dans un trou.
Mais au détour de ces images d’un exotisme un peu trop appuyé, le cinéma de Wenders resurgit. Dans cette rencontre, par exemple, au sommet d’une tour au cours de laquelle le cinéaste Werner Herzog, en route pour l’Australie, lui confie, blasé, qu’il n’existe plus d’images vierges à filmer. Sur Mars peut-être.
Pendant ce temps, terre-à-terre, la caméra de Wenders filme le quotidien, une réalité que les Japonais eux-mêmes ne remarquent probablement plus. Ces images peut-être banales, le ton du commentaire leur donne un cachet d’authenticité. C’est alors qu’il retrouve la magie d’Ozu dont il dit que chaque film, du début à la fin, comportait des moments d’intense vérité. Car ce que Wenders a à nous montrer n’est pas toujours spectaculaire. Mais ces images, du moins, n’ont pas été fabriquées dans une usine à rêve. À défaut d’être excitantes, elles ont le mérite d’être vraies. C’est sans doute la leçon qu’il faut tirer de ce pèlerinage dans la patrie d’Ozu.
TOKYO-GA, de Wim Wenders, au Parallèle.
La Presse, samedi 8 juin 1985, p. E16
© La Presse, 1985
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